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Transfert

Angélique, marquise des ombres

Créatrice du site blackeyed.com, Angélique est une jeune fille insaisissable, au regard noir et à la prose grave et violente. Son livre, Mes Cendres Nues, vient de trouver un éditeur.

Franchir les portes du site d’Angélique, c’est un peu comme entrer dans une maison hantée. Les fantômes ne tardent pas à apparaître et des choses étranges se déroulent. Même tendance pour le pavillon où Angélique habite avec sa mère. Pour entrer dans cette petite maison, il faut d’abord franchir le jardin en friche, découvrir une carcasse de mobylette rouillée, un barbecue improvisé, le tout enchevêtré dans une masse d’herbes folles, dont des rosiers, qui, non taillés, fleurissent en hauteur, à quelques mètres du sol. Une fois franchie cette barrière verte, c’est sous une véranda, installé dans un canapé rouge que l’on fait, en premier lieu, connaissance avec la mère de l’auteur. Car, quelque soit l’objet de la visite, c’est elle qui parle. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’on s’aperçoit de la présence d’un petit être, qui rôde, écoute et observe ce qui se passe, sans dire un mot. C’est Angélique, vingt ans, l’auteur de blackeyed.com. Aux questions qu’on lui pose, elle n’a très souvent qu’une seule réponse "Je ne sais pas."

Trop dérangeante

En 1998, Angélique est déjà une élève très révoltée. Plutôt que d’écrire un journal intime, elle décide de créer son propre site, où elle pourra enfin dire son spleen. Agacée par ses proches qui la titillent à cause de ce regard noir qu’elle lance dès qu’on l’ennuie, le nom de Blackeyed lui vient assez naturellement. C’est ainsi que son cyber-livre, intitulé "Mes Cendres Nues", naît sur le Web. Loin de la poésie classique, c’est un ouvrage grave et violent, composé de manière libre, faisant fi des rimes, du nombre de pieds... "Si c’est pour essayer d’écrire de la poésie classique, ça ne m’intéresse pas", dit-elle. Malgré quelques égarements dans de classiques souffrances adolescentes, une rare violence émane de cette prose et c’est bien le désespoir qui est ici moteur de la création. Sang, larmes et abîmes renvoient à une réalité trop dérangeante.

Mais, dès le lancement de son site, Angélique n’était pas satisfaite de la présentation de ses écrits: soucieuse du graphisme, et peu emballée par de simples textes sur fond blanc, elle s’est formée patiemment au format Flash et aux principaux outils de la création graphique. En véritable autodidacte, c’est avec une rare aisance qu’elle conçoit, alors, tout l’habillage des textes, présentés sur des vieilles feuilles de carnet, où l’écriture manuscrite et les dessins ne sont pas pour autant évincés.

L’ensemble est unique en son genre, inimitable. Il y a bien quelques sites américains, eux aussi réalisés par des filles un peu "énervées", mais peu parviennent à un tel niveau d’implication personnelle, surtout à cet âge. Le cyber-livre "Mes Cendres Nues" est bien sûr présent: à la fin de l’année dernière, un éditeur numérique, IDLivre, a repéré Angélique et propose une édition papier du recueil. La page de présentation reprend une phrase qui donne le ton : "]e fais uniquement ce que je suis capable de faire seule: la masturbation et l’écriture." Mais, sur le site de la jeune fille de 20 ans, se succèdent également des galeries d’images, sous forme de journal quotidien, où, là encore, quelques signes suicidaires et d’interrogation sur soi planent entre les séquences Flash. Les liens attestent, quant à eux, que la jeune artiste, curieuse de toutes les initiatives personnelles similaires à la sienne, suit de près l’actualité de la création graphique sur le Net.

Mise en terre

La vie d’Angélique transparaît sous ses pages web. Née d’un père prof de physique/chimie et d’une mère pédopsychiatre, la petite fille montre très tôt des signes clairs de rébellion, mais aussi de volonté créatrice. "Dès l’école primaire, elle avait une folle envie d’écrire et de dessiner", confie sa mère. Or, c’est peut-être lorsque les parents se séparent que les choses se gâtent. Angélique se montre définitivement hostile à tout cursus scolaire, bien que baignant dans une atmosphère où l’art et la culture sont rois. Abandonnant une fois le collège, puis par la suite le lycée, elle se fait, tour à tour rejeter par sa mère, puis par son père. Et c’est cette violence des rapports que l’on retrouve dans les textes: "Hier, elle m’a tuée, ce matin elle m’a achevée, ce soir elle m’a mise en terre, demain elle me mettra au monde", écrit-elle dans un texte intitulé "Maman". Les choses se calment du côté maternel et elle revient vivre à Rouen, mais n’est toujours pas convaincue de l’utilité des études. Elle crée, petit à petit, des galeries d’images où tout tient de l’organique: des séries d’images réalisées en macro sur des détails de l’infiniment petit. Parallèlement, sa maison (la vraie) subit une invasion de fourmis et le jardin regorge d’araignées et d’insectes de toutes sortes. D’ailleurs, comme par hasard, on ne trouve pas sur le site de référence au nom de l’auteur, mais un étrange pseudonyme : U.I.M. Unique et Irremplaçable Mammifère, clin d’oeil à l’espèce humaine avec laquelle Angélique avoue avoir quelques problèmes. Sous la pression parentale, elle a tenté une incursion dans le monde du travail, un peu avant cet été, avec son site comme carte de visite. En quelques jours, elle a décroché un poste d’infographiste dans une start-up à Paris, à 15 000 francs par mois. Après une première journée de travail, elle a abandonné le soir même. "C'est impensable de donner à d’autres toute sa créativité. Il ne reste plus rien pour soi." Après une semaine passée dans la capitale, elle est retournée dans sa tanière, au dernier étage de la maison de sa mère, refusant le mode de vie salarié.

Leitmotiv

Dans la même veine, récemment, son hébergeur [internet] l’a prévenue que son espace devenait trop encombrant et l’a chassée promptement. Qu’à cela ne tienne, Angélique est d’une nature tenace. Elle a lancé un SOS via son site, et a trouvé, en une semaine, un serveur anglais qui lui alloue beaucoup de place pour une somme annuelle très modique. Une occasion, pour elle, de modifier la présentation du site. Aujourd’hui, elle tente de confronter son travail au monde artistique parisien, avec une expo photo à venir. Elle a déposé des dossiers pour obtenir une bourse. Elle prépare un second livre, plus mature cette fois. Il y a bien quelques propositions de collaboration artistiques avec d’autres sites, parmi la trentaine de mails qu’elle reçoit quotidiennement. Posez lui la question de savoir comment elle envisage l’avenir, et là, elle se replie, revient au leitmotiv: "Je ne sais pas..."

Mes Cendres Nues, IDLivre, ISBN 2-7479-0036-3